Le courant passe bien avec elle.

Je vois que je lui plais aussi. Elle se laisse aller à quelques confidences.

Puis elle m'emmène au RV suivant dans son Audi A4 intérieur cuir.

Elle a quand même 66 ans, et elle est toujours au boulot. A fond.

Les embouteillages l'emmerdent. Elle est total speeded.

Un unijambiste à béquilles s'approche de la voiture à l'arrêt, la main tendue. Elle fait non de la tête.

'Les temps sont durs ...' , dis-je.

'Oui, c'est vrai ! ' , reconnait-elle.

Silence.

'Moi ce qui m'énerve le plus, ce sont les profiteurs ...'

Je ne sais pas si elle entend par là les grosses boîtes du CAC40 (ses principaux clients) ou autres actionnaires de tous poils qui s'enrichissent sur le système ? Ou bien les chômeurs à la main tendue ....

Plus tard, je comprendrai qu'elle parle de ceux qui ne bossent pas et vivent sur les deniers publics (moi). Etrange, tout de même, de penser au profit, assise dans le fauteuil en cuir de son véhicule, devant un unijambiste à béquilles, une chômeuse à ses côtés ....

Elle me dépose avec 1/4 d'heure de retard :  'ne lui dites pas que vous m'avez rencontrée juste avant ....'

'Promis, pas de problème ....'

Je suis toujours très arrangeante.

L'autre a 25 ans, pas plus. Bimbo, robe fuschia, chaussures vernies.

Elle se donne à fond à son boulot.

Une 'professionnelle' ? ...

Il est 18h30.

Elle sort d'une école privée d'Ingénieur en Electricité, option Ingénieur d'Affaires ....

Elle me précise qu'en moins de deux ans, elle a réussi à caser près d'une vingtaine de personnes chez ce client.

Je souligne son efficacité. Elle sourit, heureuse.

J'ai bien 20 ans de plus qu'elle.

Elle n'y connait rien à mon métier, mais c'est pas grave. Elle insiste : ' surtout pas de retard, demain ! '.

J'arrive avant elle.

On dépose nos cartes d'identité à l'accueil, comme pour une visite en prison.

'Vous avez un nom à rallonge ?' me demande-t-elle, enthousiaste ?

'Oui, mais j'utilise plutôt mon nom de jeune fille, c'est plus court !'

Elle comprend que je ne suis pas vraiment de la haute. Son enthousiasme disparaît aussitôt.

Au premier regard, j'ai vu que ça ne collerait pas avec lui. Les gens vous acceptent ou non immédiatement. Ou alors ils s'en foutent. Lui m'a rejetée tout de suite. Je lui dis ça, à elle, que c'est cuit ?

Elle ne comprendrait pas ; m'accuserait d'avoir a priori voulu faire foirer l'affaire.

On discute.

Il cherche à me coincer pour donner des raisons valables à son prochain rejet.

Elle me jette des regards noirs ... Elle me dira que c'est mon attitude trop décontractée (une épaule rejetée en arrière sur le dossier de la chaise) qui l'a dérangée : les deux mains sur la table devant le dieu client. Lui n'a pourtant pas l'air d'en tenir compte.

Elle me demande de les laisser seuls (est-ce bien raisonnable ?). Puis ils ressortent.

Il regarde par terre, elle tire la gueule. Donc c'est rapé, comme prévu depuis le début. Il est bien parvenu à son but.

On se serre à trois dans l'ascenseur.

Il descend avant nous à un autre étage.

Alors, elle m'accable. Il parait aussi que je suis surdimensionnée pour le poste. Apparemment, c'est pas bien non plus. Mais moi, je veux bosser, c'est tout !

Que je sois venue de loin, que ça m'ait coûté une fortune, peu importe. Mais qu'elle n'arrive pas à caser un produit de plus, moi, ça c'est grave. Je ralentis sa carrière fulgurante. C'est pas cool de ma part. Peut-être même l'ai-je fait exprès ?

Elle aura qu'à coucher avec lui, il est plutôt beau gosse.

Elle me laisse en plan sur le trottoir, sous-entendant qu'on ne se reverra probablement jamais.

On est toujours un peu ce dont on a l'air !...